Cahier N° 112

 

Suite du cahier numéro 111 sur l'île de Tanna

 

Tanna, Ile éprise de liberté où les hommes parlent directement aux Dieux et où la Coutume a encore plus de poids que les feuilletons à la télévision.
Une fois n'est pas une habitude, nous allons recopier un texte venant d'un livre qui est à bord de Banik. Ce texte est une excellente introduction à ce cahier car il explique clairement quelque chose d'assez édifiant pour nous occidentaux, descendant des anciens découvreurs. Les mélanésiens (traduction: hommes noirs) peuplant le Sud Ouest du Pacifique nous ont étudié de près avant de choisir leur mode de vie.

 

Tanna l'île libre, d'autres l'appellent la rebelle.
(voir la carte générale du Vanuatu pour la situer)

 

Introduction:

Nous vous invitons à monter sur la petite colline qui domine la baie de Port Résolution du coté du village du même nom. C'est là que les Ni-vans ont aménagé à notre intention "le yacht club". Installez vous confortablement sur la terrasse d'un petit bungalow fort rustique mais avec une vue imprenable sur la baie. C'est dans cette baie que vinrent mouiller les premiers blancs qui "envahirent" Tanna. Vous êtes bien ? alors lisez la suite.

Voici un texte extrait des premières pages du livre "La dernière île"  aux éditions Arléa Diffusion Le Seuil en 1986. L'auteur, Joël Bonnemaison a vécu plus de 10 ans au Vanuatu. C'est la meilleure introduction que nous puissions mettre pour comprendre un peu Tanna et ses habitants.

Lors des premiers contacts avec le monde blanc, un immense problème se posa aux peuples insulaires du Pacifique. Devaient-ils emprunter la « route des Blancs », adhérer à la foi de leurs missionnaires et adopter leur modèle de conduite et de société, ou bien à l’inverse, devaient-ils refuser ce message, ce nouveau type de pouvoir, et chercher plutôt en eux-mêmes et dans leur propre univers culturel les secrets de la puissance du monde à venir ? Pour répondre à cette question, les Mélanésiens de l’archipel de Vanuatu décidèrent d’envoyer des messagers secrètement investis d’une mission : visiter l’univers des Blancs, le connaître, le comprendre, le juger. De leur réponse dépendrait la conduite à tenir. Bien avant que l’Europe n’envoie ses premiers ethnologues vers le monde « sauvage », les « sauvages » eux aussi déléguèrent certains des leurs à la découverte du mode dit « civilisé ». Leur but n’était pas d’écrire des thèses ou de vérifier une théorie sociale mais de trouver une solution aux vastes questions que suscitait le contact blanc. Il s’agissait de trouver une nouvelle route pour le destin des îles noires. Les messagers ne laissèrent pas des livres mais énoncèrent un message qui prit souvent la forme du mythe. Ce « message » est peu connu : il prend à rebours l’image que nous nous faisons du contact entre l’Europe et les peuples du Pacifique. Dans ce message, ce n’est pas la société « sauvage » des Mélanésiens qui est hors des normes, c’est au contraire la société moderne blanche qui est exotique. Elle posait par son étrangeté même un formidable problème à la société locale.

Les Kanakas (signifie en langue océanienne « hommes »), comme on appela alors les Mélanésiens qui revenaient de ce voyage, tirèrent la conclusion que les Blancs détenaient des secrets supérieurs. Pour les partager, il fallait entrer dans leur univers, abandonner la coutume mélanésienne et bâtir, avec leur aide une nouvelle société. Les Kanakas opéraient là un choix délibéré en faveur du « progrès blanc »; ils choisissaient l’Occident et la foi des missionnaires chrétiens comme la meilleure des routes pour arriver à la nouvelle société dont-ils rêvaient. Leur espoir fut souvent déçu, mais ce choix initial et l’espoir quasi millénariste qu’il leva, furent intensément vécus dans toutes les îles de l’archipel. Il en reste aujourd’hui les fondements d’une foi chrétienne qui est générale dans l’archipel et aussi la volonté de modernité sociale et économique.

Tanna fut l’une des rares îles où la séduction blanche n’opéra pas. Découverte par Cook en 1772, elle fut pourtant l’une des premières à entrer en contact avec le monde blanc : le choc des cultures fut violent, souvent tragique. Aventuriers de tout poil et missionnaires protestants se succédèrent sur les grèves tout au long du  XIXème siècle. Des « Kanakas » partirent en nombre vers les plantations européennes d’Australie et servirent sur le pont des bateaux où ils s’engagèrent comme matelots. Le message que certains d’entre eux rapportèrent dans leur île fut singulier, au moins pour cette époque : le monde des Blancs, la société qu’ils avaient découverte, n’étaient pas le bon modèle. Seules la Coutume et les croyances de leurs ancêtres pouvaient offrir aux gens de l’île une solution au problème auquel ils étaient confrontés. Le message allait même plus loin : la modernité blanche détruisait la Coutume noire, elle était matériellement supérieure, mais spirituellement et moralement inférieure. C’est en maintenant cette Coutume et en lui redonnant une nouvelle force que les gens de Tanna retrouveraient leur dignité, leur puissance perdue et, tout autant, anticiperaient sur les pouvoirs et les secrets du monde à venir.

 

 

Et aujourd'hui:

Au village de Port Résolution...

Nous avons décrit dans le précédent cahier comment nous avons été accueillis par les habitants de Port Résolution qui ont pris plaisir à nous faire visiter leur village, le yacht club,  les églises et écoles. Ils ont bien compris le système et comment arrondir les fins de mois en transportant les touristes dans leur pick-up ou en construisant des petits bungalows avec vue sur la mer. Alors, ce refus de la vie à l'occidental, comme en parlait Joël Bonnemaison il y a plus de 20 ans, est ce toujours la réalité ou "la dernière île" qui a résisté, a t-elle aussi baissé les bras devant les paillettes et les gadgets modernes.

Dans le cahier 111, nous vous avions déjà parlé de notre rencontre avec Caroline du village de Résolution. Elle nous avait emmené au marché puis à la plage qui se situe de l'autre coté du village. Nous avions mangé au restaurant du lieu. Il y a une chose que nous ne vous avions pas dite. C'était la fin de l'après midi et Caroline nous demande de presser le pas pour aller à la plage car bientôt on ne pourra plus passer devant le nakamal qui est l’endroit où les hommes préparent et boivent le kava. C’est un endroit interdit aux femmes à l'heure du Kava. Elles n’ont même pas le droit de regarder de loin sous peine de se faire tabasser pour de bon.  Un chemin de contournement existe s’il leur est vraiment nécessaire de rejoindre la plage qui se trouve de l’autre coté. Comme nous avons trainé, Caroline nous fait emprunter ce chemin qui rallonge  la distance car il passe assez loin

de la zone réservée.
Elle recommande en plus à Anik et Geneviève notre amie, les deux « blanches » du petit groupe de l’imiter et de marcher en tournant la tête de l’autre coté pour ne par risquer de voir quoi que ce soit même sans faire exprès. Etant le seul homme je ne sais pas trop comment faire. Je demande à Caroline « Et moi, est ce que je peux regarder ?»
«Toi tu peux passer tout droit si tu veux et bien sur tu peux regarder» . .. J’accompagne tout de même le groupe de femme et d’enfants pour ne pas faire bande à part mais je regarde bien du coté interdit puisque j’en ai le droit. Un petit garçon d’à peine 6 ans fait de même avec fierté alors que ses sœurs baissent la tête.
Du coté du nakamal, qui serait l’équivalent de notre bistrot local, je ne vois rien de spécial. Il n’y a qu’un homme qui s’occupe d’un feu fumant, quelques cases autour d’un espace dégagé. Rien de vraiment tabou.

 

 

Quand j’en parle à Caroline, elle me répond, «Ca a toujours été comme ça, c’est dans notre Coutume, à Tanna le kava est tabou pour les femmes»… Alors si c’est la Coutume, ca ne se discute pas… Même au 21ème siècle…

 

+++

Au village de Spring Water...

Sur la plage Sud de la baie,  nous rencontrons Catherine du village "Spring water"
Elle vit dans un autre village à 800 mètres à vol d'oiseau du village de Port Résolution. Ce village est totalement invisible du bateau à l'ancre mais nous en devinions sa présence aux différents feux qui s'élèvent entre les arbres.

  Nous voulons l'accompagner mais elle refuse de nous emmener dans son village qui est trop "rustique" pour nous. Elle sait qu'elle ne vit pas selon nos normes, elle a peur que nous prenions cela pour de la pauvreté alors que les gens de ce village continue simplement à vivre selon leur Coutume. Nous n'avons en effet pas pu nous approcher plus que ce que les habitants ont bien voulu.

Par contre Catherine nous propose de nous emmener sur un chemin qui est balayé tous les jours de ses feuilles par les femmes du village. C'est un travail interminable car il est situé sous les arbres de la foret. Ce chemin nous conduit à deux endroits sacrés. On accède au premier grâce à une énorme échelle de bambou qui descend du haut de la petite falaise jusqu'au bord de mer.

A cet endroit il y a des fissures dans le sol entre les rochers et l'eau de mer rentre en contact avec le feu de la terre. Elle en ressort bouillante à tel point qu'il est impossible d'y tremper le pied. Nous sommes très curieux de ce phénomène géologique et je me promet de venir me baigner un peu plus tard dans cette zone en choisissant la température qui me convient. Catherine dépose quelques épis de maïs dans une vasque d'eau fumante chauffée par une veine invisible du volcan.


Le deuxième endroit est un peu plus loin sur les hauteurs. Une autre fissure très large laisse s'échapper par intermittence des fumées blanches. Catherine nous demande de nous assoir sur le bord du précipice et d'attendre. Elle va demander quelque chose au volcan. Cette fissure est une de ses oreilles, il va l'entendre et il va lui répondre. Nous nous asseyons


Nous la voyons, plus que nous l'entendons, marmonner des paroles incompréhensibles.
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silencieusement et nous la voyons, plus que nous l'entendons, marmonner des paroles incompréhensibles. Puis elle s'assoie à coté de nous et nous attendons. C'est comme ça que j'ai compris que le volcan représente pour les habitants de Tanna une puissante divinité. Quelques minutes plus tard, un panache de fumée s'échappe de la fissure accompagné d'un grondement. Catherine nous dit d'attendre encore, le volcan l'a entendue et n'a pas fini de parler. Un autre grondement arrive accompagné de fumée... Catherine ne bouge pas, nous restons immobile comme elle. Un autre grondement encore. Catherine se lève et nous dit c'est fini venez, je vais vous marquer avec la terre du volcan.
Nous ne saurons jamais ce qui s'est dit entre le volcan et Catherine mais apparemment c'était bien. Nous avons été accepté.

 
  Catherine nous amène alors non loin de là dans un endroit où le sol a des couleurs incroyables.
Ce n'est pas de la roche mais une terre assez collante dont on peut faire des boulettes comme avec de l'argile. La terre est colorée de rouge, de vert, d'ocre, de brun... Les morceaux sont insérés les uns dans les autres mais ne se mélangent pas.
Catherine  prend un petit morceau et peinturlure son bras pour nous montrer les effets puis c'est au tour des dames, Anik et Geneviève y ont droit toutes les deux.

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Nous retournons vers la plage toujours maquillés de la terre du volcan. En chemin Catherine récupère les épis de maîs. Ils ont été cuits à point par l'eau chauffée par le volcan. Nous les partageons et les mangeons de suite ensemble. De retour à bord, nous ressentons des sentiments partagés, nous sommes profondément marqués par notre éducation et nos connaissances rationnelles qui bloquent notre esprit empêchant l'écoute d'autres esprits. Et en même temps on a envie de se laisser emporter dans cet autre monde ou une jeune femme parle avec son Dieu volcan Yasur.

C'est le chef du village de "Spring water" qui est le plus initié pour écouter le volcan. C'est lui qui donne l'autorisation aux autres habitants, quelque soit leur village, mais aussi par voix de conséquence, aux tour-opérateurs et aux touristes pour escalader le volcan et se promener autour du cratère du Yasur. Il est surement aussi doué que les volcanologues pour anticiper les humeurs du géant. Et quand il y a danger, personne n'a le droit d'y aller. Il y a parfois de longs mois durant lesquels l'accès au volcan, trop actif, est interdit au public. En ce moment le volcan est très actif mais son accès est possible.
Aujourd'hui il semble ne plus y avoir de problèmes mais de nombreuses querelles ont divisés jadis les villages voisins au sujet du droit d'accès au volcan. Haroun Tazieff a lui même fait les frais de ces querelles et n'a jamais pu terminer à l'époque l'étude du Yasur.

 

Derniers sursauts de rébellion de Tanna :

L'incroyable histoire de John Frum. Tout commença en 1940 quand le désormais mythique personnage John Frum est venu de la mer expliquer aux habitants de Tanna qu'il y  aurait bientôt beaucoup de nourriture et d'argent à condition que les européens quittent l'île. Les européens c'étaient surtout le condominium franco anglais signé en 1922 qui plaçait les Nouvelles Hébrides (ancien nom du Vanuatu) sous la tutelle partagée des administrations de ces deux pays.  Toujours prêts à rejeter la culture occidentale et à préserver leur liberté, les habitants se révoltèrent en s'appuyant sur ce trop beau prétexte. Incorrigible Tanna.
Peu après les troupes américaines débarquèrent, équipées d'avions, de jeeps, de radios et de cigarettes donnant une véritable crédibilité au mythe. La Croix rouge sur place offrait des soins gratuits et efficaces aux populations. Il ne fait plus aucun doute aujourd'hui que John Frum était américain ( John from america) et qu'il était venu en éclaireur pour annoncer la venu des troupes alliés.  Mais le mythe reste un  prétexte de résistance et de nos jours le culte est toujours célébré par des prières et des danses chaque vendredi à la baie de Souffre. De plus, chaque 15 février, tous ces croyants se réunissent pour une grande célébration. Les hommes armés de bâtons en forme de fusils, marchent derrière leurs drapeaux sur lesquels sont inscrites les lettres USA. Dans leurs prières ils attendent le jour ou John Frum reviendra enfin avec un cargo blanc rempli de richesses.

Après la dernière guerre mondiale: Les Nouvelles Hébrides devenant plus politisés, les autorités du condominium acceptèrent  en 1975 les premières élections au suffrage universel  qui désigna une assemblée représentative. D'autres élections en 1977 puis 1979 débouchèrent en 1980 à l'élection de Georges Sokomanu, premier Président de la République. Le Vanuatu était né.

 

Mais les habitants de Tanna ne l'entendirent pas ainsi et ils lancèrent une révolte sécessionniste (Normal, voila encore un beau prétexte). Révolte étouffée dans le sang avec l'aide de la Papouasie-Nouvelle-Guinée et de l'Australie.

Depuis l'île de Tanna et tout le pays vivent dans la paix au  rythme des alizés et des récoltes d'ignames...
L'igname, la racine indispensable pour préserver la force de la Coutume... Eh eh ...

 

Ce que nous en pensons...

Depuis l'envoie des observateurs pour étudier le monde occidental ca résiste encore un peu à Tanna mais les échanges entre les iles et le tourisme tendent à amoindrir la tradition…  

Depuis l'époque des découvreurs sans scrupules  il y a eu une moralisation des pays coloniaux et l'indépendance,  il y a eu l'évolution de la médecine moderne qui arrive jusqu'ici et qui est quasi magique pour qui n'a pas eu notre éducation, l'extension des moyens de communications qui apporte des touristes, le retour des nombreux expatriés qui veulent reproduire chez eux le confort qu'ils avaient ailleurs etc...

Même si à Tanna les habitants ont encore la "Coutume dure" avec ses règles traditionnelles  très fortes comme nous venons de le voir avec l'interdiction du kava aux femmes, petit à petit le mode de vie ancestrale se dilue dans la modernité. les gestes coutumiers se perdent ou bien ne sont plus entretenues que pour le folklore... C'est inévitable.

Et ensuite...

Nous allons bientôt quitter Tanna mais avant cela nous avons une visite incontournable à faire.
Nous allons saluer le dieu Yasur chez lui. Maintenant que nous avons été présenté nous imaginions que nous pouvions nous permettre la familiarité de regarder le puissant volcan dans les yeux. Nous avons failli payer cher notre impudence (sans r).

C'est ce que nous racontons dans le cahier numéro 113.

 

 

 

 

       
Textes et photos :
 
 
       
  Anik Delannoy   Jean-Baptiste Delannoy
       
Les photos marquées par (*) sont de:  

Geneviève Liquière a été   équipière sur Banik en 2010 de Nouméa en Nouvelle Calédonie jusque Darwin en Australie

       
  Geneviève Liquière    
       
Avec la sympathique participation des ni-vans qui nous ont si gentiment  accueillis    
       
  Catherine du village Spring Water    

 

 

 

 

 

 

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